Elle vient de remporter le Prix Murat, en Italie, un Prix littéraire organisé par le GREC (groupe de recherche sur l'extrême contemporain) et pensé pour les écrivains français qui ne sont pas encore connus par les lecteurs italiens. Son roman, Un homme perdu, a passionné les étudiants et les professeurs de français qui constituent le jury et qui l'ont votée, car c'est l'histoire d'un jeune garçon qui cherche à apprivoiser la vie.
Isabelle Desesquelles et le héros fragile de son histoire se racontent ici, avec les mots que l'auteure a livrés aux membres du GREC, lors de son passage à Bari pour la remise du Prix.
Le noyau narratif principal de votre roman est celui d'une jeune mère qui cache son enfant: quelle est la valeur symbolique que vous attribuez à ce geste?
Je crois qu'il s'agit plutôt d'une dualité: la jeune femme est une mère aimante, elle cultive chez son enfant la tendresse, la douceur, l'amour pour la littérature, pour les mots. En même temps, elle est aux prises avec une violence personnelle, celle que la vie lui a infligée – elle a été orpheline, elle a connu la guerre, elle a vécu sans protection, puis elle s'est retrouvée fille-mère. À sa façon, elle est convaincue qu'elle n'est pas en train d'enfermer son petit garçon : elle me fait penser à ces animaux qui couvent leur enfant, mais elle ne le laisse pas partir, car elle veut le défendre d'un monde qui l'a brutalisée. Elle le protège, plutôt que de le cacher, elle lui donne un abri et c'est pour cela que je ne la juge pas pour ce qu'elle fait. Dans mon roman j'écris qu'une mère a tous les pouvoirs; or, ce pouvoir n'a de sens que si on y ajoute le mot « devoir ». Je pense qu'au fond ça l'arrange de le cacher : son comportement est un mélange d'égoïsme et d'amour, c'est une combattante et elle ne veut pas abîmer son enfant sciemment : elle porte elle-même sa part de ténèbres.
Qu'y a-t-il derrière l'aspect physique du protagoniste ?
Je n'avais pas pensé à son aspect, quand j'ai imaginé son histoire; c'est venu au cours de l'écriture, je n'y avais pas réfléchi et je ne voulais pas créer un personnage monstrueux, bien au contraire. Il y a deux raisons qui ont fait ainsi que mon personnage ait un bec de lièvre : mon histoire familiale, qui est venue se mêler à l'écriture et la connotation de « noir » que cet aspect allait donner au roman. C'est un roman d'effroi, j'aime l'idée d'avoir écrit l'effroi.
Dans votre roman, vous abordez le sujet de l'amour parent-enfant : quelle est l'importance que vous accordez à ce thème ?
J'ai essayé d'imaginer ce qui relève du cauchemardesque et de la beauté ; cette mère et son enfant ne sont que deux innocences qui s'aiment mal, qui sont habitées par le sensible et qui ne cessent jamais de s'aimer. Même s'ils se comportent de façon différente : lui, qui ne s'est jamais repris de sa naissance, qui est une blessure vivante, décide de tout effacer ; elle, qui ne peut pas renoncer à la possibilité d'un bonheur, n'agit pas contre son enfant. Je dirais plutôt qu'elle agit pour elle. Avec cette histoire, j'avais envie de mettre de la douceur où il n'y en a pas.
Le jeune protagoniste de votre histoire passe son temps à écrire son journal et à lire des livres, ce qui fait que l'un des personnages principaux de votre roman semble être la page écrite. Que représente-t-elle dans la narration ?
Je voudrais d'abord préciser que je ne suis pas dans le lyrisme, dans ce roman, je ne pouvais pas aller dans ce sens. Je voulais m'obliger à être quelque chose de plus nu. L'écriture, la présence de la page écrite est une autre constante, dans mes livres comme dans mon existence, car elle représente la puissance de la littérature. C'est pour cette raison que les livres sont des compagnons, pour le jeune garçon de mon roman et ils accompagnent sa vie. Or, si on imagine que toute sa vie se déroule dans une seule pièce, si on déplace tout dans un espace clos, on comprend que la solitude, le temps « dompté » sont les meilleurs des terreaux pour l'imagination et pour l'écriture.
L'histoire met en scène des rapports humains entre de différents âges: celui du monsieur bourgeois qui a eu une relation avec la jeune mère et qui lui donne un travail et un abri, celui de la mère, celui des enfants. Quelle est l'image du rapport entre des générations différentes que vous souhaitiez donner, avec ce roman?
Je voulais d'abord parler de ce qu'est la cruauté de grandir sans un de ses parents, sans cet inconnu qui est, dans mon roman, le père du protagoniste. Je voulais ensuite parler des transgressions et des tabous et de ce qui est la répercussion des stigmates passées sur le présent d'un individu, parce qu'on hérite des peines de ceux qui nous ont précédés. On en hérite tous sans comprendre où elles sont où d'où elles viennent. Le chagrin « hérité » peut faire de nous quelqu'un d'intéressant, quelqu'un qui se construit contre ce chagrin et qui, pour ceci faire, s'aguerrit.
Vous venez de mentionner le tabou et, selon M. Majorano, l'un des aspects fondamentaux de l'écriture littéraire c'est savoir dire l'indicible. Or, l'indicible, d'une certaine manière, a à voir avec l'idée de tabou. Pourriez-vous préciser l'importance de l'indicible, dans votre démarche narrative ?
Je considère la littérature comme un espace où on peut raconter ou laisser entendre ce que notre société nous interdit. Je ne veux pas dire que les tabous doivent être à tout prix brisés, mais je pense qu'ils devraient du moins être apprivoisés. Quand j'écris j'essaie de m'interdire qu'un interdit puisse représenter un obstacle pour mon écriture.
Dans mon dernier roman – celui que je viens de terminer –, par exemple, j'ai exploré certains mystères féminins liés à la jouissance et à la fragilité et je n'ai pas pu éviter de le faire de façon frontale, presque crue. On ne parle jamais de la destruction intérieure que peut provoquer un accouchement, ou du fait qu'un enfant peut séparer, dans certains cas, des parents. Je m'engage à chaque fois à aller au but de mes explorations, car j'écris pour la voix de ma vérité, qui résonne.