Les théoriciens de la littérature, à ce point-ci, se sentiraient obligés de nous expliquer, d'un ton grave, les différences entre les catégories littéraires. Les lecteurs, eux, se plongeraient dans les pages, tout simplement, sans trop s'attarder dans la réflexion sur les distinctions formelles.
Il est difficile d'établir si le texte de l'auteure française Gaëlle Héaulme, Les petits contretemps, est un roman ou bien un recueil de récits. La division en épisodes et la variétés des voix narratives pourraient faire penser à une version «à la française» de Call if you need me ou de Hateship, Friendship, Courtship, Loveship, Marriage. En effet, les influences américaines, tant dans le style que dans la structure narrative, sont évidentes: le histoires de Gaëlle Héaulme naissent souvent du hasard de la vie quotidienne, ils s'inspirent des détails et ils se déroulent dans les creux que le temps ouvre dans les vies humaines. Les pauses entre les événements, la présence de personnages apparemment anonymes, mais qui démontrent une résistance surprenante face aux imprévus, rappellent beaucoup l'empreinte littéraire d'Alice Munro, tandis que le ton froid, la tendance involontaire à blesser l'interlocuteur apprennent au lecteur que l'auteure a su s'approprier, à sa façon, des dialogues de Carver, tout en les transformant en écriture nouvelle, différente.
Cependant, le parcours narratif des Petits contretemps suit son propre parcours et confond le lecteur, en lui proposant un texte en mouvement, qui hésite entre le rythme syncopé des récits et celui, plus régulier, d'un roman. Dans tous les cas, qu'il soit à cause des personnages qui reviennent d'un récit à l'autre ou à cause des déjà-vus que la Héaulme parvient à créer à l'intérieur de son ouvrage, le résultat est un texte narratif qui échappe à toute idée de genre, malgré les échos à la littérature du canon occidental.
De la chronique en direct de la fin d'une relation matrimoniale à un monologue sur l'amour, de la vision distanciée de son ex-mari qui voudrait imposer sa présence à tout prix à un appel téléphonique aux tons beckettiens, Les petits contretemps montre peu à peu sa direction, le fil rouge qui lie les scènes de vie racontées: la réflexion sur la fin, la prise de conscience de l'interruption de quelque chose et la nécessité d'apprivoiser le vide qui en dérive. Avec de l'ironie, avec de l'amertume, avec un silence douloureux; n'importe comment, pourvu que cela vaut la peine d'être raconté, et ainsi rangé dans le passé.
Gaëlle Héaulme, Les petits contretemps, Paris, Buchet-Chastel, 2013